Chère Emma,
Nous ne nous connaissons pas, dans la vraie vie.
Tout ce que je sais de toi tiens en quelques mots : tu vis dans ce lointain continent . l’Amérique du Nord.
Au Canada, dont le Québec est la seule province qui a pour langue officielle le français.
Un français excellent que tu maîtrise parfaitement, sans jamais de faute, ni d’orthographe, ni de grammaire… ce qui est bien agréable à lire.
C’est au hasard de Facebook que nous nous sommes rencontré.
Mes horaires tardifs nous ont permis de discuter malgré le décalage horaire.
J’ai découvert ta grande sensibilité, à cette époque tu finalisais tes études, et maintenant c’est fait, tu as ton diplôme.
Le droit, la psychologie… tout ce que j’aurais rêvé d’étudier.
Mais ce qui nous réuni bien plus, mis à part l’amour des animaux, c’est la sensibilité, l’horreur de l’injustice et la connaissance de la douleur.
Je t’écris aujourd’hui, pour parler d’armure.
Armure…
On imagine aussitôt, un assemblage moyen-âgeux de pièces métalliques recouvrant le corps d’un homme partant pour le combat.
Mais celle dont il sera question ici, est invisible, à l’oeil nu.
Invisible, mais présente, trop parfois, chez ceux qui croient se protéger , en se blindant.
J’ai mis du temps…
je me rendais bien compte que j’étais un livre ouvert,
avec mon coeur offert aux autres sur un plateau d’argent,
ma naïveté,
ma façon de prendre les choses au premier degré,
j’étais la proie idéale pour le premier méchant loup qui passe.
Et ils ne se sont pas gênés.
Mon coeur, morceau de choix..
fut lacéré,
jeté aux orties,
donné en pâture aux rats,
traîné dans la boue la plus ignoble.
Je le ramassais et chaque fois, je le replaçais sur son socle,
jusqu’à ce qu’il tombe,
retombe
et tombe encore.
Une nuit, j’ai décidé que ça suffisait.
Alors, à l’abri dans ma chambre d’adolescente,
j’ai décidé de me blinder.
On n’avait pas encore internet à cette lointaine époque.
J’avais lu quelque part, mais où ? une méthode infaillible pour ne plus ressentir la douleur.
Il fallait répêter ce mantra, des centaines de fois, un millier au moins :
« je me blinde »
Je ne me souviens plus de la phrase exacte.
Mais je l’ai fait toute la nuit.
Inlassablement j’ai répété la phrase magique qui me permettrait de stopper les attaques et d’en finir avec ces souffrances perpétuelles.
Et vous savez quoi ?
Ca a fonctionné.
Le lendemain matin j’étais blindée.
Fini de me sentir mal si on me disait « bonjour » un peu plus sèchement que d’habitude.
De rougir , dès qu’ un garçon m’adressait la parole.
De changer de trottoir par peur d’être confrontée …
Forcément, j’ai changé.
Plus détachée, plus cynique…
Je ne crois pas que tout vienne de là.
Parallèlement
je me suis entrainée, comme une sportive pour vaincre cette timidité , ces peurs stupides qui me paralysaient.
Voilà où j’en suis arrivée.
Le blindage ne laissait plus rien passer.
Ni les mauvaises, ni les bonnes émotions.
Comme si j’évoluais dans une cage que j’avais construite
et dont j’avais la clef,
je ne voyais plus la vie au-dehors.
Quand je m’en suis rendu compte, j’ai du faire machine arrière et me déblinder.
« Je me déblinde.. je me déblinde.. je me déblinde…
Malheureusement.. mon blindage initial était si solide qu’aujourd’hui encore,
malgré mes efforts pour le faire disparaitre,
il reste des pièces profondément ancrées …
Je crois que nous sommes d’accord sur la plupart des points,
Là où nos avis divergent c’est quand tu dis que nous sommes tous plus ou moins armurés au départ .
Quand un enfant vient au monde, il est d’une pureté absolue,
totalement sans défense.
Il ne sait pas encore ce qu’est la confiance, et pourtant, sans les autres, il ne pourrait pas survivre
Comme les petits chatons, qui n’ouvrent les yeux que la semaine suivant leur naissance.
Un bébé n’a absolument aucun blindage.
Et mis à part quand sa couche est pleine, il a une odeur divine.
Il apprends ensuite, petit à petit , à se méfier.
Plus ou moins.
A se défendre, plus ou moins.
Des tas de paramètres rentrent en ligne de compte.
Son éducation, les personnes qu’il va croiser, sa constitution même.
Si il a des frères et des soeurs..
C’est drôle, mais à ce propos, dans mes observations enfantines, j’avais l’impression que les enfants uniques se débrouillaient mieux que les autres.
De mêmes que ceux dont les parents avaient divorcés.
On dit que les mères sont responsables de tout, c’est injuste souvent,.. mais leur influence est décisive…
Peut-être que la souffrance fait grandir ?
En tout cas, le blindage n’aide personne, plus il est hermétique et moins on a de possibilité de voir à qui on a affaire.
Et plus les possibilités d’échanges sont limitées.
Les failles, elles, laissent passer la lumières.
Alors, bien sûr qu’il ne faut pas rester à la merci des grands méchants loups.. même si on ne les perçoit pas toujours tels qu’ils sont.
Mais les petits chaperons rouges se font quand même dévorer.. malgré leurs méfiances.
Ils ont beau remarquer que mère-grand à de longues dents et un torse poilu…
« c’est pour mieux te manger, mon enfant » est un passage obligé.
On peut se blinder tout ce qu’on veut, on empêchera jamais les épreuves de s’abattre.
Mais on ne va quand même pas se balader toute nue en appelant les fauves!
Apprendre, découvrir qui on est, poursuivre nos rêves, travailler, essayer et essayer encore d’évoluer, en ayant les meilleures relations possibles avec le monde est déjà une activité à temps plein.
Je suis souvent étonnée, au détour d’une phrase toute bête, au point que j’hésite même à la prononcer, des conséquences de mes paroles :
dire que j’étais à Tamanrasset, que j’aime les chevaux, que j’ai vu un castor…. et voilà qu’un petit pont s’établit.
Mais plus encore.
J’ai fait beaucoup de places de travail différentes, mais celle où j’étais le mieux payé, ou j’avais le plus de responsabilité, je l’ai eue en papotant sur tout et rien
avec des employés de la boîte qui étaient pour moi de parfaits inconnus.
Je leur ai demandé par la suite pourquoi ils m’ont choisie :
ils m’ont répondu que c’était mon ouverture, mon côté sociable, ma facilité de contact avec les autres.
Pourtant, Dieu sait si j’allais mal en ce temps là…
Tu sais, les fameux flashs dont tu parles ?
Ils surgissaient dans les conversations les plus banales…
Comment expliquer ça sans passer pour une folle?
Arrêtons nous un instant pour en parler.
Ces flashs sont des symptômes de stress post-traumatique.
Grâce à la télévision, spécialement quand ça parle de soldats de retour de guerre, on peut se faire une idée de comment ça fonctionne.
Les hallucinations… auditives, visuelles.. qui vous font revivre des instants passés dans le présent .
C’est très perturbant.
Heureusement, je crois que c’est ton cas, je l’espère vraiment, ça se calme avec le temps.
Alors, je pense aussi sincèrement, que tu le sais parfaitement ; on ne peut pas en parler avec tout le monde.
Déjà parce qu’il n’y a rien de plus désagréable que la souffrance exposée, sans qu’on y soit préparé.
Facebook est un bon exemple.
J’ai paramétré ma page pour éviter d’y voir des images qui perturberaient mon âme sensible.
Ce n’est pas facile du tout de faire la part des choses, quand on est en pleine conversation et que flottent dans l’air des objets qui n’ont rien à y faire…
Quand on a l’esprit embrumés par le souvenir des coups durs et qu’on aimerait s’expliquer.
Parce que tout ce qu’on vit devient conditionné par ça.
Parce que ça fait tellement partie de nous que c’en est inséparable.
Qu’amputer cette douleur, serait comme la nier, et ça serait injuste envers soi-même.
Ce serait encore , comme laisser les agresseurs sans tirer sans même qu’on le sache, comme si ça n’avait pas existé.
Comme un procès en cours dont on aurait pas le droit de parler,
que l’on fait et refait dans sa tête,
à la fois agressée et coupable de l’être.
On voit bien que ça dérange, alors, on fini par se taire…
Mais c’est encore pire.
Ca nous ronge de l’intérieur comme un poison.
Gare aux vampires qui se nourrissent de souffrances !
Ils sont très forts pour nous repérer dans ces moments là, ou on est spécialement vulnérables.
A éviter comme la peste avant qu’ils n’arrivent à contrôler nos vies !
Un psy ?
Oui.. mais il faut qu’il soit très bon… et ça court pas les rues.
Beaucoup font plus de dégâts qu’autre chose.
Mon expérience est que le temps est le meilleur remède,
et ceux qui vous aiment vraiment.
A commencer par soi-même.
Avec de l’auto-tolérance, de l’auto-amabilité.. on s’aide surement plus qu’avec des médicaments .
Le problème des médicaments c’est les effets secondaires.
Ils sont comme des gaines pour masquer la graisse…
Ils la cache, la répartisse, mais ne la font pas disparaitre.
Seul le temps arrange les choses.
Pour en revenir à mon travail ,j’ai décidé de ne pas montrer cet aspect de ma personne , et de plutôt mettre en vant ce que j’avais de bon ; ma créativité, mon enthousiasme.
Quelques temps plus tard, j’avais la responsabilité de l’entreprise, deux jours par semaine.
Puis la semaine entière.
Une entreprise qui brassait des milliers de francs tout les jours.
J’en ai vu passer tellement entre mes mains que la vue de billets , de tas de billets ne me fait absolument aucun effet.
C’est resté.
L’argent ne fait pas le bonheur, c’est ce qu’on en fait qui aide, par contre.
Et puis…
Ce que je voulais cacher à fini par ressortir.
Physiquement.
Je ne pouvais plus marcher…
Et voilà qu’une nouvelle tragédie est arrivée…
Mon appartement et tout ce qu’il contenait a brulé.
————————————-et c’était reparti pour un tour 🙂
Je sais que les épreuves ne s’arrêtent jamais…
parfois même je m’ennuie au point d’en vouloir.
Mais bon ,pas en ce moment !
Avec temps, l’accumulation, c’est plutôt des vacances qu’il me faudrait…
Chaque jour est une épreuve en soit.
Alors, comme je suis, comme toi Emma, sans cesse en recherche d’évolution,
parce que j’aimerais abroger le texte de cette loi qui me fait recommencer les mêmes erreurs, alors….
je me déblinde encore.
J’arrête de vouloir me surprotéger, j’accepte d’avoir tort.
C’est tellement plus simple de dire : j’ai pas assuré…
plutôt que de chercher une histoire qui expliquerait pourquoi et me dédouanerait au passage.
Bien sur, Emma ,je ne me permettrais pas de dire que tu le fais aussi, on ne se connait pas assez pour ça.
Mais que celui qui n’a jamais utilisé cette méthode me lance la première souris!
Ce n’est pas si facile d’admettre qu’on est faillible.
Bien sûr, en être désolé ne sert à rien, mais , si c’est vrai, alors on peut le dire aussi.
C’est humain.
Comme l’étendue de notre imperfection.
Humaine.
Après tout.
Ces derniers jours, j’ai modifié mon comportement.
Pas radicalement, mais j’essaie de suivre la voie de la confiance,
de la compréhension.
Parce que c’est plus facile en vérité.
Avec les autres, je ne suis plus dans ce jugement implacable qui me faisait monter des sentiments de revanche et de rancune.
Je n’oublie pas, par contre.
Je les regarde bien dans les yeux.
Au lieu de les éviter.
Je n’essaie plus de régler mes comptes comme si ma vie en dépendait.
Et ça me réussit plutôt bien.
On ne se connait presque pas Emma, mais quelque chose me dit, une intuition , que tu sais de quoi je parle.
Que tu es déjà passée par là-
Que c’est pour ça que tu es plus sereine, sans être désabusée ni perdre tes instincts de justice.
Reste la souffrance, la constatation des inégalités.
La conscience d’être moins démunie que d’autres, et de l’importance d’être reconnaissante.
Tout ça, pour moi, va dans le sens du déblindage.
Voyageons légère :).
Avec le sourire aux lèvres, les cheveux bien peignés et les meilleures baskets aux pieds.
La vie n’est pas belle tout le temps,
mais quand le soleil brille au-dehors,
éclaire les arbres d’une lumière nouvelle,
alors tout est possible
à nouveau.
Avec toute mon amitié, bien réelle.
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